«La Chine trois fois muette», de Jean-François Billeter

Jean-François Billeter, sinologue suisse, professeur émérite de l’université de Genève, revient sur ces deux « brefs essais sur l’histoire de la Chine considérée comme un moment de l’histoire récente du monde, puis dans son rapport avec le passé dans son ensemble ».  

Jean François Billeter, Chine trois fois muette : Essai sur l’histoire contemporaine de la Chine suivi de Bref essai sur l’histoire chinoise, d’après Spinoza, Paris : Éditions Allia, 2000. 146 pages

L’auteur avait décidé en 2006 lors de la 2nde édition de ne pas mettre à jour ces deux essais, « parce que l’essentiel est dans l’analyse du processus historique dont ce sont là les prolongements les plus récents, et que cette analyse garde à mes yeux toute sa pertinence ».

Il s’est « donc borné à le corriger sur quelques points et à modifier certains passages pour en rendre la lecture plus aisée ». Lors de la publication de la 5ème édition, en 2018, le sinologue explique que « la Chine est devenue une grande puissance. Elle est omniprésente aujourd’hui, mais aussi muette qu’à l’époque sur le fond, de sorte que ms considérations gardent, je pense, toute leur pertinence ».

Avant d’aborder le mutisme de la Chine, Jean-François Billeter analyse la théorie de la réaction en chaîne « non maîtrisée parce que ses acteurs n’ont pas eu conscience, et ont aujourd’hui moins conscience que jamais, de son véritable mécanisme ».

Selon lui, cette réaction est « difficile à saisir parce qu’il a pour principe une relation », qui n’est pas une réalité tangible, « elle n’est accessible qu’à la pensée ». Cependant, pour Jean-François Billeter « il s’agit de la relation que Marx a analysée au début du Capital ».

Il explique que « la marchandise n’est pas un simple objet, elle est un objet destiné à la vente et qui a de ce fait deux valeurs, une valeur marchande pour celui qui la vend et une valeur d’usage pour celui qui s’en servira. Elle a un prix qui a l’apparence d’une donnée simple, d’un chiffre, mais qui résulte de mécanismes liés à l’organisation sociale dans son ensemble ».  

Jean-François Billeter explique la réaction en chaîne en plusieurs étapes :

La première étape commence à la Renaissance avec « l’émancipation de la relation marchande », permettant le développement du commerce, la généralisation de la monnaie, et l’enrichissement des marchands.

Le second moment va du XVIème siècle au XVIIIème siècle, correspondant au « développement autonome » de la raison c’est-à-dire la nouvelle vision des marchands voyant le monde du point de vue de leur rapport particulier aux choses. Or durant cette période, l’activité des marchands se transforme car « ils se mettent à organiser le travail des autres, à leur faire produire des marchandises selon de nouvelles méthodes de division du travail, de coopération à distance, d’investissement et de contrôle financier, de prévision des marchés, d’acheminement des matières premières et des produits finis ».

La troisième étape encourt au XIXe siècle, « la raison marchande exige que ce ne soient plus seulement les matières premières et les produits finis qui puissent être achetés et vendus, mais tous les éléments du processus de production. Elle décide de considérer le travail lui-même comme une marchandise qui sera achetée et vendue ». Dès lors « l’économique se soumet le social et lui dicte sa loi ».

Le quatrième moment se situe entre le milieu du XIXème siècle et la fin de la Première guerre mondiale. Ce moment se construit autour de deux mouvements. D’une part, « la progression de la raison économique, de l’assujettissement de la société à la logique marchande, et de certains progrès matériels ». D’autre part, « des réactions de souffrances et l’avilissement infligés aux exécutants, des mesures de protection philanthropiques, syndicales, politique, débouchant sur la dénonciation du nouveau système lui-même ».

Jean François Billeter ajoute deux autres mouvements. Le cinquième moment s’étend de 1918 à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, en 1945. Il représente la mise au point de « méthodes poussées d’assujettissement du social, puis de l’humain, à la rationalité économique ». Ensuite, le sixième moment concerne la période d’après-guerre, la guerre froide et la décolonisation qui donne l’occasion au Japon et à l’Europe de développer « une stratégie mondiale d’exploitation des matières premières et de contrôles des marchés, donc de domination indirecte des sociétés ».

Le septième moment correspond à la période actuelle, d’après chute du Mur de Berlin. La société de consommation s’est mise en place, via l’exploitation marchande des besoins fondamentaux de subsistances ainsi que tous les besoins et les désirs « de jouissance, de santé, de confort, de sécurité, d’évasion, de mobilité d’abrutissement », et plus encore… Cela a entraîné le remplacement des rapports sociaux par des rapports marchands. La nature et la vie sont dissociées, puis recombinés, pour être soumis à la logique du marché.

Le sinologue explique que « depuis la disparition de l’Union soviétique, les Etats-Unis occupent une position dominante », avec une société dominée par la raison économique. Ainsi, « nous assistons à une concentration sans précédent du pouvoir économique et financier, et à une dissolution avancée du lien social. Ce processus s’étend à l’ensemble du monde entier provoquant « l’uniformisation universelle de la vie quotidienne ». C’est ainsi que se répand l’américanisation des sociétés et des cultures.

En Chine, la réaction en chaîne a connu un développement en quatre étapes :

Le premier va des années 1920 à 1949, année de la proclamation de la République populaire de Chine. Dans les années 1920/1930, un puissant capital financier se forme à Shanghai, naît « du profit tiré de rapports marchands nouveaux imposés à la société et se son pouvoir pour étendre et approfondir l’emprise de ses rapports ». 

La crise de 1929 ruine des pans entiers de la société chinoise, provoquant le déclassement de la bourgeoises qui avait commencé à se former. Dès lors, étudiants, instituteurs et petits fonctionnaires se tournent vers le Parti Communiste Chinois, surtout lors de la guerre sino-japonaise.

Le second moment est « bref mais décisif », de 1949 à 1957. En nationalisant les banques, le PCC s’approprie le capital de la bourgeoise de Shanghai et le pouvoir que ce capital lui confère. Une bureaucratie se met en place, mais elle sera plus lourde que la précédente. Celle-ci oblige à la collectivisation de la société, et prend le contrôle du commerce et de l’industrie.

Le troisième moment dure de 1957 à 1976, année de la mort de Mao Zedong, « ou jusqu’en 1979, date à laquelle Deng Xiaoping prend la direction du PCC et de l’Etat ». En 1958, ouvriers et paysans doivent « créer à mains nues et quasiment du jour au lendemain, une puissance industrielle ». Pour Jean François Billeter, c’est à ce moment que « le phénomène totalitaire apparaît en Chine sous une forme à peu près pure ».

D’ailleurs, « l’imaginaire révolutionnaire est un imaginaire industrie », les dirigeants chinois veulent absolument créer une puissance industrielle capable de se mesure à celles de l’Angleterre et des Etats-Unis. De ce fait, « les relations sociales, toute l’existence humaine » doivent être soumises aux exigences de la production.

Le quatrième moment commence en 1979, lorsque Deng Xiaoping lance ses réformes économiques, visant à rattraper le retard accumulé du pays face aux autres puissances. « Enrichissez-vous », déclare alors Deng Xiaoping, qui engage le pays vers la modernisation et l’ouverture sur l’étranger.

Cela a entraîné des améliorations : « le logement, l’approvisionnement ont fait de grands progrès, mais la qualité de vie s’est profondément dégradée par d’autres côtés : l’instruction publique est arriérée et chère, les soins médicaux sont devenus ruineux, la corruption, la dureté en affaire, l’incivilité, l’insécurité s’imposent et provoquent le repli sur la famille, au milieu de laquelle trônent l’enfant unique et l’écran de télévision ».

Jean François Billeter fait alors des constations

La société chinoise est désormais complètement soumise à la logique économique que la nôtre (occidentale)

Il considère l’ensemble de la transformation des rapports sociaux en rapports marchand, la société chinoise lui semble avoir été victime depuis 1949 d’un double séisme : d’abord une série de secousses verticales, celles qui fragilisent l’édifice, puis d secousses horizontales qui le font tomber.

« Le régime socialiste a brisé ce que les réformes économiques, c’est-à-dire le triomphe de l’économie de marché, sont ensuite venues ruiner tout à fait ».

La société dans son ensemble, en particulier la société urbaine et le « régime » lui-même n’ont fondamentalement plus d’autre perspective qu’un développement conçu en termes purement économiques. L’imaginaire dominant est désormais le même qu’ailleurs. Il est aussi pauvre et aussi dangereux par cette pauvreté même (spirituel, religieuse, intellectuelle…).

« Ayant engagé la Chine dans la voie de la compétition économique mondiale, le ‘régime chinois’ ne peut s’empêcher de voir dans les Etats-Unis son modèle et en même temps son principal adversaire, celui qui risque de compromettre son ambition, voire de le menacer dans son existence ».

« Cette réaction en chaîne est incontrôlée parce que liée par son origine et sa nature même à une forme d’inconscience. En Chine comme ailleurs, elle ne sera jugulée que quand cette inconscience aura pris fin ».

Analyse de la Chine, trois fois muette

Jean François Billeter pose la question « pourquoi parler d’une Chine trois fois muette ? Parce que nous ne l’entendons parler ni de son présent, ni de son histoire récente, ni de son passé pris dans sa totalité ».

Le sinologue explique que le silence vis-à-vis de son présent, « est l’effet du tabou dont le régime frappe tout débat public sur les dirigeants et leur entourage, sur le pouvoir qu’ils exercent et sur la nature du régime. Il est vrai que pendant les années 1980, la presse – presse locale surtout – est devenue beaucoup plus riche en informations et a commencé à dénoncer des abus, à analyser certains problèmes de société et à se faire l’écho de certains mécontentements ».

« Ce qui manque le plus, ce n’est toutefois pas l’information, mais discussion ouverte des problèmes fondamentaux qui se posent à la société dans son ensemble. L’effet le plus pernicieux du contrôle de la presse n’est pas qu’il permet de tenir cachés certains faits, mais qu’il empêche les chinois de s’exprimer sur les faits connus, de les analyser, d’aboutir à des conclusions », a indiqué ce dernier.

Pour lui, le silence de la Chine touchant son histoire récente « a aussi pour cause première l’interdit jeté par le régime sur tout débat de fond. Il est vrai qu’on voit paraitre en Chine de nombreux témoignages, souvent autobiographiques ou biographiques. Ceux qui concernent des dirigeants révolutionnaires défunts suscitent un intérêt particulier. Ce qui manque, dans ce domaine aussi, ce sont la discussion, l’interprétation des faits, leur mise en perspective ». 

Le sinologue suisse, professeur émérite de l’université et essayiste explique qu’il existe des obstacles tels que :

  • L’établissement des faits : « si ce réexamen de l’histoire tarde trop, les témoins auront disparu. (…) Des pans entiers de la réalité historique risquent de disparaitre dans le trou noir de l’oubli ».
  • Le réexamen entrainera « des renversements de verdict, qui mettront en cause les bases mêmes du régime ».
  • La difficulté de nature conceptuelle : « le passé présent devra être réinterprété. Aucune communauté politique ne peut se passer d’un certain accord sur l’histoire dans laquelle elle se situe et par rapport à laquelle elle se définit ». Pour Jean François Billeter, « les chinois se sont habitués à l’histoire officielle qui leur a été imposé depuis 50 ans ».
  • Le passé récent ne peut être rendu intelligible dans le cadre de l’histoire d’une seule nation, cette nation fut-elle la Chine.

« Le silence de la Chine tient aussi à cela : depuis trois quarts de siècles ses intellectuels, ses écrivains, se sont trop exclusivement occupés de problèmes purement chinois ou qui leur paraissaient tels, et qui, croyaient-ils, ne regardaient sur leurs compatriotes ». Cependant, la Chine n’est pas silencieuse face à son passé le plus ancien, car il est très présent dans les discours politiques, les séries télévisées et dans la vie de tous les jours.

Cette Chine ancienne est liée à « l’idée d’une gloire passée à laquelle auraient seules porté atteinte les humiliations subit par le fait des puissances occidentales » depuis les Guerres d’opium et leurs fameux traités inégaux. Ce passé explique l’actuelle politique étrangère de la Chine, qui assure qu’elle n’a de compte à rendre à personne ».

Cette « société devenue étrangère à son passé » a conduit à la disparition du « cadre de vie ancien » :

  • La famille, institution ancestrale, est déstructurée en raison de l’enfant unique
  • Destruction de la vie associative traditionnelle ont entraîné la disparition des rites et fêtes
  • Il reste peu de chose de l’artisanat, de l’art des conteurs, des opéras populaires
  • L’instruction est défaillante : peu de jeunes gens ont des notions d’histoire chinoises, ni ne lisent le chinois classiques, langue de la culture et des idées jusqu’au début du XXème siècle

Pour le sinologue, «la Chine rêve de son passé, mais elle est devenue un pays sans mémoire». L’auteur assure que «cette absence de rapport critique au passé chinois et au passé en général entraîne l’incapacité de critiquer le présent. Les chinois ne voient pas, semble-t-il, la réaction en chaîne dans lequel ils sont pris avec le reste du monde. Ils ne la voient pas, mais ils en ressentent les effets dislocateurs».

Dans sa conclusion, Jean François Billeter évoque le discours culturaliste, qui a des effets pervers, car les gestionnaires du monde présent s’en servent pour diviser et opposer, afin de mieux manipuler.

Enfin, dans une seconde partie de l’ouvrage, Jean François Billeter met en exergue « Essai sur l’histoire chinoise d’après Spinoza ». 



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